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Les femmes écrivains belges enfin sorties de l’ombre



Une jeune maison d'édition a décidé de remettre à l’honneur les auteures belges. La collection « Femmes de Lettres oubliées » des éditions Névrosée rend justice à de remarquables romans qui sont enfin tirés de l'oubli. Elle réserve des heures de plaisir de lecture aux lecteurs curieux.


(Cet article, paru dans le numéro 2020/1, vous est offert. Vous pouvez acheter la revue ou vous abonner ici)

La postérité est quelquefois injuste, le présent trop souvent amnésique et le public belge francophone peu conscient de son patrimoine littéraire. Ainsi, des écrivains de valeur connaissent-ils les affres du purgatoire et leurs œuvres restent-elles absentes des rayons des librairies. Pour les femmes, la difficulté est accrue par le fait que l’Histoire littéraire a été écrite par des hommes. Pourtant, dès le début de la Belgique, certaines ont tenté de percer dans un monde des lettres encore exclusivement masculin et ont bravé les préjugés qui entourent les femmes artistes. Ce sont ces figures oubliées que la jeune maison d’édition Névrosée, dirigée par Sara Dombret, entend sortir de l’ombre en publiant une première série de treize livres de femmes écrivains belges.


Sara Dombret ne s’en cache pas : son projet est né de son étonnement, voire de son indignation, devant le sort réservé à ces œuvres dont la lecture l’enthousiasmait. On mesure la difficulté du défi relevé pour chacun des ouvrages : exhumer des textes difficilement accessibles, les numériser, parfois retrouver les ayants droit.


Historiquement, la première femme de lettres belge est Caroline Gravière (1821-1878). Si son nom figure dans les dictionnaires des femmes belges et dans les histoires de la littérature, il n’existe aucune liste complète de ses œuvres, dont certaines sont perdues. Sa Parisienne à Bruxelles amusera par le regard acide, parfois digne de Baudelaire, posé sur la société belge et le provincialisme bruxellois. Ainsi, sa Parisienne croque-t-elle les mœurs de sa belle-famille bourgeoise : « Toute cette famille a des chambres, des robes et des meubles dont elle a peur ; on a immédiatement conscience du suranné, du renfermé et du tempérament de petite ville ; c’est un coin de province au milieu d’une capitale ». Sa description des promenades dans le parc de Bruxelles est savoureuse et cruelle. Elle pose également un regard lucide sur la place des femmes dans la société : « Ah ! quelle triste chimère que cette profession de filles à marier, donnée aux filles sans fortune ! ». Elle souligne que leur seul espoir de libération passe par l’éducation : « Si dès l’enfance on préparait les filles à s’assurer une profession, comme on le fait pour les garçons les moyens de subsistance ne leur manqueraient pas. [...] Alors, elles pourraient choisir entre le travail et le mariage, tandis qu’à présent, il leur faut opter entre le mariage et la misère ».



Parmi ces femmes de lettres belges, Marguerite Van de Wiele est la première à avoir vécu de sa plume. Célibataire, à la fois journaliste et romancière, acclamée par les plus grands écrivains de son temps, chargée de missions officielles, mais aussi souvent en butte à la misogynie ambiante, elle a ouvert des portes aux générations suivantes de femmes de lettres belges. Elle livre, dans ses romans, des portraits de femmes confrontées au corset empesé de normes que leur impose leur milieu. Doivent-elles se soumettre et consentir à se laisser détruire ou tenter de se libérer au risque de voir s’abattre les jugements réprobateurs, de devoir s’endurcir et, peut-être, se perdre ?


Marguerite Van de Wiele se livre, dans Âme blanche, à une dissection des mœurs de la bourgeoisie. Elle pose la question de l’émancipation féminine dans une société où la vie d’une femme ne peut se construire que par les hommes, au sein d’un modèle familial centré autour d’eux. Elle y joint le problème de la place laissée à l’enfance et à la sensibilité au sein d’un univers froid et matérialiste. Elle montre ainsi l’envers de cet âge d’or, qu’on se plaît à rêver, d’une Belgique florissante dans la deuxième moitié du XIXe siècle.


L’invisible de Jeanne de Tallenay s’écarte de ces thématiques qui tournent autour de la condition des femmes et constitue l’une des étonnantes découvertes qu’offre cette collection. Ce roman, totalement oublié et même passé inaperçu lors de sa sortie, est une incontestable réussite. Un homme s’y constate mort, il voit ses proches se presser autour de sa dépouille, assiste à ses funérailles. Il est surtout obligé de constater les conséquences, qu’il n’imaginait pas, de ses actes et de ses erreurs de jugement. Il découvre aussi le regard que ses proches portaient sur lui et, soudain, leur véritable personnalité lui apparaît – l’héritage constituant sur ce plan un révélateur cruel. Devant ce spectacle, l’invisible est lucide, mais impuissant, incapable de changer la moindre ligne au décompte d’une vie, dont le parcours se dessine par petites touches jusqu’à la dernière ligne de cette méditation spectrale : « j’attends et j’espère ».


Modeste Autome de Marguerite Baulu est également remis à sa juste place grâce à cette initiative éditoriale. Ce roman obtint en effet des voix pour le prix Goncourt 1911, bien longtemps avant que Charles Plisnier ne devienne le premier belge à le recevoir en 1937 et qu’Elsa Triolet ne soit la première femme à être couronnée en 1944. On y découvre le contraste entre l’éducation que reçoit une orpheline dans un couvent et la vie âpre des Marolles, la tension entre les idéaux et la réalité, entre les rêves et une « vie subalterne nourrie de devoirs ». En suivant le personnage de sa naissance à sa mort, le lecteur est plongé au cœur de la condition des domestiques ; il suit les désenchantements et les brutalités d’une vie conjugale qui finit par s’apaiser dans les plis de l’habitude. Dans cet univers de pauvreté, où il n’est pas possible pour les gens du peuple de s’élever, Modeste est toutefois sauvée par la vigueur de sa vie intérieure et sa sensibilité.


Femmes dures ou faibles, victimes, en révolte ou résignées à leur sort, ces romans offrent une galerie de portraits qui témoignent des mutations de la société et, malgré celles-ci, de questions qui ne cessent de se poser de génération en génération. Parmi ces figures féminines, Dora, le personnage principal du roman de Marianne Pierson-Piérard est l’une des plus contradictoires et des plus fascinantes. Avec la republication de ce livre, récompensé en 1951 par le prix Marguerite Van de Wiele, Marianne Pierson-Piérard est sortie de l’ombre de son père Louis Piérard, homme politique fondateur du PEN Club de Belgique. La couverture, tirée d’une photographie de Norbert Ghisoland présente une femme réduite à son statut social : elle n’est qu’un corps sans tête qui porte un opulent manteau de fourrure. Ce fragment d’image invite à aller au-delà des apparences pour révéler les drames latents qui couvent dans les familles, les secrets qu’elles tentent d’étouffer, les fêlures qui lézardent les êtres. De l’extérieur, la famille Dormesson, qui se réunit tous les dimanches, semble être sans histoire, mais rapidement le lecteur est plongé au cœur d’un nœud psychologique d’une violence totale dans lequel sont pris des personnages complexes et admirablement dessinés. Au centre de cet écheveau se trouve Dora, une jeune femme tantôt attachante et fragile, tantôt capricieuse, voire cruelle. Elle déstabilise l’ordre des ménages bourgeois qui composent la famille, elle s’affirme par ses refus, dont celui de la maternité, mais ne parvient pas à se libérer. L’auteure crée une montée en tension qui se reflète dans un style qui se durcit jusqu’à un final qui marquera longuement le lecteur.


Une femme a-t-elle le droit de ne pas agir comme la société l’attend d’elle, en parfaite amante, épouse ou mère ? Cette interrogation, qui traverse nombre de ces romans, est présente en filigrane dans À la recherche de Sandra de Louis Dubrau. Le pseudonyme pris par Louise Scheidt est extrêmement révélateur puisqu’elle choisit un prénom masculin afin d’éviter les a priori que suscitent les romans signés par des femmes. Celle que Charles Plisnier considérait comme l’un des meilleurs écrivains belges livre, avec ce roman, un récit vif et labyrinthique, qui reçut le prix Rossel en 1963. Le narrateur de ce roman tente de comprendre une jeune femme qui l’a quitté brutalement, alors qu’il pensait parfaitement la connaître, « sans que rien dans son attitude puisse [lui] faire deviner qu’elle ne reviendrait pas le lendemain ». Plus il la cherche dans l’espace et dans ses souvenirs, plus il additionne les témoignages, plus la jeune femme semble s’échapper, lui échapper. Loin de se préciser, sa figure devient plus énigmatique et la recherche de l’autre se révèle être aussi la recherche de soi.


Enfin, pour citer un dernier livre paru dans cette passionnante collection, le lecteur pourra découvrir un roman resté inédit de Madeleine Bourdouxhe. Mantoue est trop loin avait été accepté par Gallimard avant d’être refusé sans justification, ce qui déstabilisa Madeleine Bourdouxhe, qui se désintéressa, par la suite, peu à peu du monde de l’édition. Il s’agit donc d’un texte important dans l’œuvre de l’auteure de La femme de Gilles qui a pu être publié grâce à un tapuscrit déposé aux Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles. Dans ce récit, deux histoires, distantes de plusieurs siècles, se croisent, s’enchevêtrent, fusionnent. Madeleine Bourdouxhe y explore la frontière entre la réalité et la fiction, qui se déploie à partir de la vie jusqu’à l’englober tout entière, au point que le fantasme ne peut plus être distingué de la vérité : « Toute cette histoire s’est-elle passée ainsi ? ou l’ai-je inventée ? ou seulement transformée. De toute manière, à présent, tel fut mon passé ».


Grâce aux éditions Névrosée, un important corpus est ainsi rendu accessible, non seulement au grand public, mais aussi aux chercheurs. Les romans qui viennent de paraître sont en effet le début d’une entreprise éditoriale de grande ampleur. Ces « femmes de lettres oubliées » résonnent comme une formidable invitation à la curiosité intellectuelle et littéraire.


Collection « Femmes de lettres oubliées », éditions Névrosée :


Caroline Gravière, Une Parisienne à Bruxelles (1875)

Jeanne de Tallenay, L’invisible (1892)

Marguerite Van de Wiele, Âme blanche (1908)

Marguerite Baulu, Modeste Autome (1911)

Jeanne de Vietinghoff, L’intelligence du bien (1915)

France Adine, Loremendi (1943)

Nelly Kristink, Le Beaucaron (1949)

Marianne Pierson-Piérard, Dora (1951)

Louis Dubrau, À la poursuite de Sandra (1961)

Marie Denis, L’odeur du père (1972)

Anne François, Nu-tête (1991)

Madeleine Bourdouxhe, Mantoue est trop loin (inédit)

Anne-Marie Lafère, Le semainier (1982)







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