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Francis Dannemark : "La littérature et la vie littéraire sont deux choses complètement différentes"


Francis Dannemark nous a quittés. Dans sa prose comme dans sa poésie, il était un amoureux du rythme et de la sonorité des mots. Nous l'avions rencontré pour discuter de la vie littéraire, en général, et des prix littéraires, en particulier. Ils portaient sur eux un regard acéré. En guise d'hommage, voici la version complète de l'entretien paru dans Francophonie vivante.


« Depuis toujours, je suis un passionné de lecture »



Avant de devenir écrivain, que représentaient les prix littéraires pour vous ? Influençaient-ils vos choix de lecteur ?


Depuis toujours, je suis passionné par la lecture. Quand on est enfant ou adolescent et qu’on vit, avant tout, en allant dans les bibliothèques, le phénomène des prix littéraires et même la presse ne jouent aucun rôle. Bien sûr, on voit les bandes sur les couvertures, les mentions dans les notices biobibliographiques, on sait qu’untel a eu tel prix, mais c’est assez anecdotique. Quand on découvre la littérature en se baladant d’une époque à l’autre, les « stars » d’une époque et les inconnus qui ont survécu sont tous sur le même plan. Les prix jouent un rôle négligeable dans l’image qu’on peut se faire de la littérature.


C’est en vous promenant parmi les livres, en explorant les bibliothèques, que vous êtes devenu écrivain ? Quels sont les souvenirs de vos premières lectures ?


Un grand événement de ma vie s’est produit lorsque la directrice de la bibliothèque m’a dit qu’à titre exceptionnel, j’allais recevoir une carte de bibliothèque adulte parce que j’avais lu toute la bibliothèque jeunesse. Mon père m’a accompagné. Il a signé pour moi et, à l’âge de dix ou onze ans, j’ai pu accéder à la bibliothèque adulte. C’est l’un des plus beaux jours de ma vie. Je me retrouvais au milieu de cette grande bibliothèque ! Tous les livres étaient sur un pied d’égalité, côte à côte : une anthologie de la poésie japonaise classique, Balzac, des pièces de Sacha Guitry, Achille Chavée, Marcel Pagnol… Je pouvais passer de l’un à l’autre. Mon seul guide était la curiosité. Pas les prix, pas les critiques. J’ai gardé cette attitude.


« Le monde littéraire va mal, invraisemblablement mal »

Les grands prix sont pourtant censés avoir un palmarès qui rend compte du meilleur de la littérature d’une époque.


Il ne faut jamais oublier ce qu’a dit Alexandre Vialatte, à savoir que la littérature et la vie littéraire sont deux choses totalement différentes, qui n’entretiennent pratiquement aucun rapport. Il y a d’un côté la littérature, qui contient tous les genres, de tous les pays, de toutes les époques, les auteurs connus et les inconnus. C’est une nébuleuse merveilleuse, inépuisable. De l’autre côté, il y a la vie littéraire avec ses récompenses qui permettent à des écrivains de briller et aux éditeurs de rentrer de l’argent. C’est une affaire d’égo et d’argent. Il ne faut se faire aucune illusion là-dessus. Une fois qu’on n’a plus d’illusion, on peut regarder cela très sereinement et se demander à soi-même si on a envie de jouer dans cette pièce.


Vous êtes écrivain, mais aussi éditeur. La situation très difficile que traverse le monde littéraire ne rend-elle pas les écrivains et les éditeurs très dépendants par rapport au phénomène des prix littéraires ?


Le monde littéraire va mal, invraisemblablement mal. On n’a jamais connu ça. Toutes les maisons d’édition – même les plus grandes – sont en danger aujourd’hui. Le groupe Gallimard a plus de 250 millions d’euros de dettes… Et que fait-on ? On surproduit ! Et l’on vit avec la pression des chiffres de vente, des critiques, d’internet, des prix. Mais on est bien obligé de vivre dans le monde tel qu’il est, n’est-ce pas ?


On a l’impression aujourd’hui que le seul moment où le grand public s’intéresse encore à la littérature est le moment de la remise des prix d’automne au point que certains achètent le Goncourt uniquement parce que c’est le Goncourt. Le livre en vient ainsi à disparaître derrière le prix. Comment est-on arrivé à cette situation paradoxale ?


L’attention qu’on donne aux prix détourne hélas l’attention des livres qui n’en ont pas reçu. Il serait intéressant de faire un retour en marche arrière dans l’histoire de la littérature. Avec le recul, on voit cela très clairement : tant de livres primés qui n’ont laissé aucune trace, tant de chefs-d’œuvre qui n’ont reçu aucun prix.


Si on pratique cet exercice, on se rend aussi compte que les prix sont un phénomène assez récent. La vie littéraire s’est organisée pendant des siècles sans eux. Ils se développent à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, puis connaissent une croissance exponentielle à partir des années 70 avec le développement des prix de lecteurs. Que disent les prix littéraires de l’évolution de notre société et du monde de l’édition ?


Les prix littéraires ne sont pas récents ! Dans l’Antiquité, il y avait des concours de poésie, de tragédie… Les prix sont l’expression de l’esprit de compétition qui fait partie de l’Homme. Les uns voudront courir plus vite ; les autres, sauter plus haut, et ceux qui écrivent ou publient, avoir plus de décorations que le voisin.


On fait trop de foin autour des prix. Aujourd’hui, cela devient un peu gênant. On vit dans un univers littéraire du one shot et les prix contribuent à cette évolution. Ce que l’on veut, c’est vendre un maximum d’exemplaires en un minimum de temps. Ça, c’est récent. Il fut un temps où un écrivain était celui qui construisait une œuvre comme on construit une grande maison avec des pièces, un jardin, une cave, des greniers… on pouvait s’y promener, y vivre et je trouvais cela beau et important. En tant que lecteur, on accompagnait un auteur. Aujourd’hui, on ne prend plus le temps de prendre en considération l’œuvre de quelqu’un. C’est hors des modes de pensée. Tout ce qui intéresse, c’est le livre du jour. Consommable, consommé, oublié… Le temps s’est raccourci et c’est néfaste.


Vous opposez la littérature à la vie littéraire. Est-il possible de résister aux contraintes qu’impose la vie littéraire ?


Essentiellement, pour avoir des prix, il faut les désirer et faire ce qu’il faut pour les obtenir. Les prix sont une affaire de stratégie. La vie littéraire est purement stratégique. Elle n’a aucun rapport avec la qualité intrinsèque des bouquins. Il y a longtemps qu’on le sait. Je pense que même le grand public le sait aujourd’hui, parce qu’on a énormément dénoncé les arrangements derrière les prix littéraires. Je ne dis pas que tous les prix sont le résultat d’une « magouille », non, mais les enjeux financiers pèsent lourdement. Et s’y mêlent des questions de prestige qui n’arrangent rien.


En tant que conseiller littéraire que dites-vous aux auteurs qui débutent par rapport à la vie littéraire ?


Je les encourage à choisir la route qui leur convient le mieux, en connaissance de cause. Si quelqu’un meurt d’envie de se faire reconnaître et veut qu’on parle de lui – pourquoi pas ? –, alors il faut aller vivre à Paris, fréquenter les bonnes personnes, trouver les bons éditeurs, etc. Cela s’appelle une carrière. Aucune garantie, certes. Aux risques et périls de l’auteur. Par ailleurs, il y a heureusement d’autres voies, moins spectaculaires. Et dans tous les cas, il faut travailler : les textes qu’on écrit – ou son carnet d’adresses…


« Il ne faut pas oublier que tout a un prix…, y compris les prix littéraires »


Les prix sont-ils un mal nécessaire ?


Les prix littéraires existent. Pour le meilleur et pour le pire. Mais il ne faut pas se braquer là-dessus. On publie des milliers de nouveaux titres chaque année. Quelques-uns seront primés…


J’ai soixante-trois ans. Je publie depuis plus de quarante ans. Avec le temps, bien sûr, on apprend deux ou trois trucs. Et notamment qu’il y a des choses dont il ne faut pas s’occuper parce qu’elles n’apportent pas grand-chose. Si vous voulez faire un exercice très simple, prenez la liste des gens qui ont eu le prix Goncourt, le prix Femina… pour les trente dernières années, par exemple, regardez ce qu’il reste de cela. Ou alors, regardez les immortels de l’Académie française depuis un siècle, combien d’entre eux connaissez-vous et combien d’entre eux avez-vous lu ? Maintenant, faites la liste des livres que vous aimez, de ceux qui ont compté réellement pour vous, de ceux qui ont fait de vous ce que vous êtes, combien sont absents de tous les palmarès ? L’immortalité des académies et des prix littéraires, c’est une illusion. Mais c’est la loi du monde : être reconnu, avoir un nom. Il existera toujours des gens qui vendraient leur âme pour être à l’Académie française ou pour avoir le Goncourt.


Les prix ne peuvent-ils pas jouer un rôle bénéfique dans un parcours ?


Un prix, c’est pratique, parfois, c’est une évidence. Cela peut aider à faire connaître un livre, à trouver de nouveaux lecteurs… Mais chercher les prix est vain et déprimant : c’est courir après le vent !


Les prix peuvent-ils être dangereux pour un écrivain ?


Mais oui, ce sont des coups et puis c’est fini ! Psychologiquement, avoir un prix ou un gros succès peut être, à la fois, une bénédiction pour un auteur et une catastrophe. Prenez un écrivain qui vend ses livres de manière modeste mais régulière, qui a un public qui le suit, qui construit son œuvre au fil du temps ; si, un jour, il reçoit un prix important et qu’un de ses livres a un grand succès, la suite de sa carrière risque d’être compromise : son éditeur se dira « Dommage, il vend moins », lui-même se dira qu’un jour tout le monde a parlé de lui et que maintenant on parle moins de lui ou plus du tout. Il y a l’après-prix... L’exemple le plus connu est celui de Jean Carrière. Il a publié en 1972 L’épervier de Maheux chez Pauvert alors qu’il avait déjà une belle carrière, mais modeste. Il a reçu le prix Goncourt et sa vie, sa carrière se sont effondrées. Il a écrit un bouquin en 1987 pour parler de ce qui lui est arrivé. Ça s’appelle Le prix d’un Goncourt. Une dépression, des difficultés majeures… Il ne faut pas oublier que tout a un prix…, y compris les prix littéraires.


« Je suis l’écrivain belge le moins primé avec André Baillon ! »


Vous avez reçu plusieurs prix (Prix Charles Plisnier, Prix Maurice Carême, Prix du parlement de Fédération Wallonie-Bruxelles). Quel regard jetez-vous rétrospectivement sur ces distinctions et sur leur influence dans votre carrière ?


Sur quarante livres que j’ai publiés, j’ai reçu très peu de prix. Je suis l’écrivain belge le moins primé avec André Baillon, m’a-t-on dit. J’ai dû dire trop souvent que ça ne m’intéressait guère (Il rit). Recevoir un prix, soyons honnête, ça fait plaisir. Et c’est une bonne chose si on remet cela à sa juste place. C’est une cerise sur le gâteau. Et on n’est pas le meilleur pour autant !


Vous avez écrit un billet sur le Prix Rossel dans lequel vous affirmez : « j’ai le même fantasme depuis longtemps : recevoir le prix Rossel pour pouvoir le refuser publiquement. Cela n’arrivera pas et c’est tant mieux ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous reprochez, en particulier, à ce prix ?


J’ai écrit ça ? Misère ! (Il rit) C’était il y a bien longtemps. J’étais jeune et impétueux ! Mais je l’assume ! C’était un moment de colère. Un ami, ayant assisté à une séance du jury du Rossel, m’a fait une confidence que j’ai eu du mal à digérer au début mais qui a été très précieuse pour la suite. J’avais un livre qui était sur la table avec tous les autres titres parmi lesquels les membres du jury allaient faire leur sélection. Alors, un membre très éminent du jury, voyant mon roman, l’aurait pris et repoussé en laissant tomber : « Dannemark ? Ce n’est pas de la littérature ! » Ça compte dans une vie d’écrivain, un truc pareil, je vous l’assure ! D’abord, on s’indigne, puis on se dit « Oui, mais c’est quoi la littérature ? » Donc, on est obligé de réfléchir à ce qu’on fait, à la valeur qu’on veut donner à son travail, à ce qui compte pour soi. J’ai pris beaucoup de recul et ça m’a aidé pour la suite. Une vraie libération. Rater un prix peut aussi être une bonne chose...


Dans le billet déjà cité, vous écrivez : « Par ailleurs, je n’ai jamais compris que l’on puisse vouloir être récompensé ou honoré par des gens ou une institution que l’on n’estime guère ou pas du tout. Ce n’est plus un honneur, c’est déshonorant. Mais chacun son truc, n’est-ce pas ? ». Il existe beaucoup de types de prix : des prix donnés par des professionnels du monde littéraire, des prix de lecteurs, des prix donnés au nom d’institutions publiques... Quels sont les critères en fonction desquels vous pourriez accepter ou refuser un prix ?


Que des auteurs refusent un prix en fonction du groupe qui le décerne, c’est légitime. Heureusement, il y a toute sorte de prix, des prix plus jolis, plus sincères, plus honorables, plus prestigieux, plus stratégiques. On ne peut pas mettre tous les prix littéraires dans le même panier.


Vous avez reçu des prix tant pour votre œuvre poétique que pour votre œuvre romanesque. Tous les genres sont-ils égaux devant les prix ?


Dans le clan des poètes, les prix sont énormément recherchés et valorisés. C’est normal. Le romancier peut toujours se dire : « Je n’ai pas de prix mais j’ai des lecteurs », alors que dans le monde de la poésie, des lecteurs, il n’y en a pas beaucoup et donc, la reconnaissance vient des autres auteurs et des prix. C’est pour cela qu’il y a une débauche de prix minuscules dans la poésie : c’est une compensation. Mais il est clair que dans des genres peu prisés par le public, le phénomène des prix permet à des auteurs de continuer. Tout n’est donc pas mauvais dans les prix.


« Je n’ai jamais regardé une émission littéraire de ma vie ! »


Un autre acteur central de la vie littéraire est la presse. Comment percevez-vous son rôle et l’évolution de son influence ?


Sauf dans le cas où j’étais l’invité d’une émission littéraire et où j’étais amené à la regarder par la suite, je n’ai jamais regardé une émission littéraire de ma vie ! Je n’ai jamais écouté une émission littéraire à la radio. Je n’ai jamais lu un magazine littéraire. Occasionnellement, j’ai lu des articles sur les auteurs que je publie. Je ne m’abonnerai jamais à ces revues. Pourquoi ? Parce que c’est l’écume des Lettres. Ça prend un temps fou. Ça ne m’intéresse pas beaucoup. Je ne dis pas que ce n’est pas bien. C’est comme les châteaux de sable, la marée les efface. C’est la rumeur, la rumeur de la vie des Lettres. Elle entoure la littérature et, trop souvent, elle la couvre.


En quarante ans, j’ai vu tant d’écrivains dont tout le monde parlait durant six mois, pendant deux ou trois ans et, au-delà, plus rien. Je ne peux pas calculer le nombre d’auteurs qui étaient les auteurs qu’il fallait lire à un moment. Aujourd’hui, vous pouvez aller en librairie, vous ne les trouverez plus. Si vous les demandez au comptoir, on vous fera épeler le nom… Il y a quelque chose de très cruel dans le monde artistique, dans le monde des Lettres, notamment la surproduction galopante qui fait qu’un livre efface l’autre.


Je ne vois pas l’intérêt que j’aurais à me plonger là-dedans. C’est comme pour les prix littéraires, ça ne m’intéresse ni plus ni moins que les résultats des matchs de foot, c’est-à-dire pas beaucoup.


Je ne suis donc pas un spécialiste de la presse mais une chose est évidente : la critique littéraire est en voie de disparition. Avoir 5 étoiles sur Amazon est plus important qu’un éloge argumenté dans un journal. Tout devient rumeur, buzz, et ce n’est pas très rassurant…


Nous vivons en effet une mutation du monde littéraire, de la critique, des relations entre les écrivains et les lecteurs, mais aussi des prix littéraires. Si je vous comprends, cette situation vers laquelle nous allons ; sera pire que l’ancienne ?


On doit vivre dans le monde tel qu’il est. On n’a pas le choix. Ce monde comprend Internet, avec ses avis intéressants ou moins intéressants. Ou truqués…


La critique littéraire a virtuellement disparu, je vous le disais. Elle est remplacée par la vox populi. Si vous publiez un roman et que vous avez quatre cents avis, il y en aura des bons et des mauvais. Avec un peu de chance, vous aurez 3,5/5. Le fait que ces avis soient le résultat de stratégies promotionnelles ou qu’il y ait quatre cents semi-illettrés sur les cinq cents n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est le nombre. On peut le regretter, et je le regrette, mais en attendant, c’est la réalité. Tout cela transforme sans doute profondément la façon de penser la littérature, de la faire vivre (et de la vendre).


« Le pire endroit d’Europe occidentale pour être un écrivain est la communauté française de Belgique »


Cela fait 80 ans que le Prix Goncourt a été donné pour la première fois à un écrivain non français, le Belge Charles Plisnier, qui l’a reçu pour Faux passeports. L’année précédente, il était considéré comme favori pour son roman Mariages, mais il y a eu un débat au sein de l’académie Goncourt autour de la nationalité du lauréat et il a été décidé de réserver le prix exclusivement aux auteurs français. Cela a provoqué l’indignation du monde littéraire belge. Il y a même eu une manifestation à Bruxelles pour la défense des droits des écrivains belges, suisses et canadiens à être reconnus comme participant au rayonnement de la littérature française. Que vous inspire cet événement ?


Je pense que les choses ont un peu changé – mais ce qui n’a pas changé, c’est que la littérature française demeure essentiellement parisienne. C’est un phénomène propre à la France. À Paris sont concentrés la plupart des écrivains, des maisons d’édition, des critiques. La littérature française est parisienne à 90 %. En Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne, en Italie, aux États-Unis, en Russie, ce n’est pas le cas, il y a des journaux dans toutes les villes, des maisons d’édition partout. C’est plus ouvert et plus équilibré géographiquement. Le système pyramidal français fait que tout passe par Paris et que ce qui est éloigné de Paris n’existe pas. Cette donnée n’a absolument rien à voir avec la qualité de l’œuvre. Par exemple, André-Marcel Adamek, qui est un écrivain majeur, auteur d’une œuvre considérable, exceptionnelle, est inconnu en France, malgré les efforts du Castor Astral. Il y a beaucoup d’autres cas, cela ne va pas changer demain.


Pour vous, la francophonie littéraire est encore à inventer ?


Oui. Ce sont des questions stratégiques et pratiques qui dominent. Il y a une telle concentration de médias prescripteurs à Paris… Un jour, l’un des plus grands libraires indépendants de France a dit ceci à mon éditeur, qui est Français : « Mon cher, comment voulez-vous qu’on vende des auteurs belges alors qu’on ne sait déjà plus vendre les Français ? » Tout est dit…


Les prix littéraires belges n’ont pas d’écho en France ?


Pas le moindre !


Le Belge n’est-il pas à la mode à Paris pour le moment ?


Vous savez, le problème de la Belgique, c’est sa proximité par rapport à la France. On n’est pas exotiques, on est des voisins. Les écrivains vietnamiens, angolais… sont bien plus exotiques, donc ils peuvent espérer avoir de temps en temps un peu d’attention. L’écrivain belge de langue française, c’est le cousin (pauvre, en l’occurrence). C’est le problème des Belges depuis toujours. Cela dit, pour ce qui me concerne, je n’ai pas à me plaindre, mes éditeurs (tous français) n’ont jamais ni souligné ni occulté le fait que j’étais belge et ma nationalité n’a joué qu’un rôle anecdotique, la moitié de mon public est français, l’autre moitié belge. Par contre, là où je peux me plaindre et je le dis en pesant mes mots : le pire endroit d’Europe occidentale pour être un écrivain est la communauté française de Belgique !


Au moment où Plisnier a reçu le Goncourt, en 1937, un éditorialiste du Soir pointait les deux impasses de la littérature belge : l’indifférence des lecteurs belges pour leurs auteurs et le manque de moyens lié à l’absence d’intérêt politique. Partagez-vous cette analyse ?


L’attitude habituelle du monde politique qui gère les matières culturelles en Belgique francophone est tout simplement scandaleuse. J’ai beaucoup travaillé en France, notamment dans le Pas-de-Calais quand je montais de grands festivals avec des budgets venant du Nord-Pas-de-Calais, de Belgique, du Luxembourg, de l’Europe. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de lire les rapports officiels de l’activité culturelle. Il faut savoir que le Nord-Pas-de-Calais et la Communauté française de Belgique ont la même superficie et le même nombre d’habitants. Le budget du Nord-Pas-de-Calais était quinze fois supérieur au budget culturel de la Communauté française ! Ça laisse rêveur, n’est-ce pas ?


Le manque d’intérêt pour la littérature française de Belgique au sein de la francophonie est imputable à la communauté française de Belgique elle-même, accuser la France est vraiment absurde, c’est ici que le courant ne passe pas ! Chez nous, la culture, c’est secondaire, facultatif. Quand j’étais jeune, j’avais l’espoir que cela changerait. Après quarante ans, je trouve que c’est juste pire que jamais. Well…


Y aurait-il un modèle à suivre ?


La Flandre, par exemple. Les écrivains flamands sont traduits dans le monde entier. Il n’y a pas de hasard : de bons écrivains, et la volonté de faire reconnaître la littérature flamande à l’étranger. Si nos pouvoirs publics avaient voulu faire reconnaître la littérature francophone de Belgique à l’intérieur et à l’extérieur du pays, il y a longtemps que ce serait fait !


Le plus triste, c’est que la Belgique francophone est un tout petit pays, mais qui compte une grande quantité d’écrivains de grande qualité, et d’une étonnante diversité.


Vous partagez la position de Louis Piérard, député fondateur du PEN Club de Belgique, qui parlait en 1937 de la littérature comme « l’éternelle Cendrillon du budget ».


C’est joli ! Mais oui, j’ai perdu espoir, je me suis battu, j’ai fait ce que j’ai pu, à mon niveau, modestement, mais avec toute mon énergie, pour que les auteurs belges de langue française soient mieux reconnus, qu’ils puissent rencontrer un public plus large. Le résultat ? Mieux vaut ne pas en parler. On ne doit rien espérer ici. La Belgique est un pays créé de toutes pièces pour des raisons économiques et politiques. La culture est négligeable chez nous. C’est une région de paysans et de commerçants. Les Flamands, eux, ont besoin – question d’identité – de faire vivre et respecter leur langue et leur culture, donc ils agissent en ce sens. À Bruxelles et en Wallonie…, disons que c’est différent…


Il y a pourtant des genres comme la bande dessinée qui ont connu un succès considérable avec le développement de revues, de maisons d’édition sans qu’il y ait pour les créateurs le besoin de passer par Paris.


La bande dessinée et la peinture se portent bien en partie parce qu’elles possèdent une indéniable valeur marchande. On peut mettre une planche de BD ou une peinture dans le coffre d’une banque, c’est un placement, on peut faire un joli bénéfice.


Votre vision est très pessimiste…


Non, simplement réaliste. L’essentiel, pour moi, c’est d’avoir fait la paix avec moi-même en acceptant la situation. Et de continuer à écrire !


« J’aime mieux ne pas me définir »


Parlons justement de votre œuvre. La musique y est omniprésente à la fois dans les thématiques et dans le travail du style. Est-ce que vous accepteriez d’être défini comme un jazzman de la langue ?


J’aime mieux ne pas me définir. Néanmoins, la musique des phrases, le phrasé, c’est essentiel pour moi ! J’ai souvent lu mes poèmes en musique, principalement avec le pianiste de jazz Charles Loos. Un grand bonheur !


Vous avez publié des poèmes et plusieurs romans en collaboration avec Véronique Biefnot. Comment s'organise cette création à quatre mains ?


C’est assez complexe. En deux mots, je dirais que la partie du travail qui précède la rédaction – c’est-à-dire la période durant laquelle l’auteur rêve son livre – doit être très explicite : on parle, on rêve à voix haute, on prend des milliers de notes… Pour ce qui est de la rédaction, ça varie en cours de route, et ça change aussi d’un livre à l’autre : parfois le travail est partagé, parfois nous écrivons directement à deux. Et pour la révision, c’est-à-dire le véritable travail d’écriture, c’est à deux. Bref, c’est long, compliqué – mais ça nous plaît énormément de travailler ainsi, c’est beaucoup de contraintes et une grande liberté. Et la chance de sortir un peu de ses rails. Il importe évidemment de laisser son ego de côté, c’est un préalable incontournable.


Votre nouveau roman « Soren disparu » (Castor Astral) a une structure particulièrement originale


Il est construit d’une manière très particulière et apparemment inédite : il ne compte pas un, deux ou trois narrateurs, mais plus de cent !


En deux mots : une nuit, traversant un pont, Soren disparaît. Homme multiple, tour à tour producteur, musicien, organisateur de festivals, il n’avait guère cessé, depuis la fin des années 1970, d’arpenter avec passion le monde de la musique. Accident ? Suicide ? Fuite ? La disparition de Soren est un mystère. Une centaine de personnes qui l’ont côtoyé en divers moments de son existence mouvementée vont faire entendre tour à tour leur voix au lecteur, lui permettant de découvrir par bribes sentimentales et très partiales la personnalité de Soren et d’élaborer sa propre hypothèse sur sa disparition. Ensemble, ces voix composent un récit impressionniste et foisonnant, tantôt mélancolique ou caustique, tantôt tendre et joyeux.


Propos recueillis par François-Xavier Lavenne



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