Jacques De Decker : « Les prix maintiennent la littérature en vie… Ils lui survivront peut-être ! »
Les prix littéraires sont un nœud essentiel de la vie culturelle et littéraire francophone. Jacques De Decker connaissait particulièrement bien ce monde puisqu’il en a lui-même fait partie sous diverses facettes. La richesse de sa réflexion repose sur la variété de ses expériences au sein du paysage littéraire : auteur renommé, journaliste incontournable, membre de jury, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, il a ainsi pu confronter ses observations pour nous proposer une lecture la plus complète et juste possible de cette réalité complexe que sont les prix littéraires.

Au fil de votre carrière, vous avez occupé toutes les positions possibles par rapport aux prix littéraires : journaliste, membre de jury, organisateur, auteur nominé… Les prix prennent beaucoup de place dans votre vie. Vous intéressiez-vous aux prix littéraires avant de devenir journaliste et homme de Lettres ? Les prix influençaient-ils vos choix de lecteur ?
Je suivais l’actualité littéraire et aussi celle des prix littéraires. Je me rendais compte qu’il y avait des prix qui avaient un retentissement, mais cela ne m’a jamais personnellement impressionné. Je crois que j’ai toujours eu sur les prix un regard que j’ai sur beaucoup de choses dans la vie culturelle qui est un regard de témoin, d’analyste, de critique dans lequel intervient à la fois la prise de conscience de l’utilité des prix, une grande vigilance quant à leur fonctionnement et le rêve – peut-être un peu utopique – de croire que les prix peuvent mettre de l’ordre dans le déferlement littéraire.
Vous aimez participer à des jurys de prix ?
J’ai toujours ressenti un mélange de scepticisme et de confiance devant les prix, ce qui fait que, non seulement, j’ai pu m’occuper du fonctionnement de certains prix et même de la conception de certains autres… J’aime imaginer des règlements de prix et j’ai la faiblesse de penser qu’un palmarès de prix littéraires est important. Un prix doit se penser dans le temps, dans une longueur de temps. Si l’on fait un prix, c’est pour créer un palmarès, un palmarès qui témoigne d’un moment de l’histoire de la littérature et un palmarès qui résiste au temps. Or, si on étudie les prix de près, on se rend compte que c’est rarement le cas.
« Un prix pose des repères et il construit progressivement une histoire. » (J. De Decker)
Les prix ne sont pas parfaits, mais sont-ils indispensables ?
Il y a énormément de réserves à émettre sur les prix et cependant la machine tourne. Les prix fonctionnent incroyablement bien, en particulier en France. C’est un pays où les prix ont une importance économique et culturelle majeure à la différence de l’Allemagne, que je connais un peu, ou des prix américains. Les prix américains sont surtout importants pour une élite, pour les initiés, pour les universitaires. Je ne pense pas qu’ils touchent à ce point le grand public. Les prix allemands sont très solennels. Ils portent en général de grands noms d’écrivains comme le prix Goethe. En France, les prix ont un impact et une audience immenses. Ils jouent un rôle central.
Comment expliquer l’importance majeure prise par les prix depuis plus d’un siècle ?
Il faut revenir aux origines des prix. L’importance des prix est liée aux péripéties et aux anecdotes qui ont créé des prix. Une compagnie comme une académie a, parmi ses fonctions, la distribution de prix. Ça a été primordial à l’Académie française. Sur ce modèle-là, d’autres académies se sont mises à remettre des prix. C’est par opposition à l’Académie française et à ses prix qu’ont été créés l’Académie Goncourt et son prix. En Belgique, il y avait, sur le même principe, l’Académie Picard, qui était une académie alternative à l’académie officielle. Comme l’Académie donnait des prix, ces académies marginales devaient, elles aussi, donner des prix. Puis, il y a eu des prix par genre, par secteur qui se sont démultipliés. Aujourd’hui, les prix font fureur.
Il faut toutefois remarquer que le phénomène des prix avec son impact n’existe véritablement que dans le cas du livre littéraire. Cela peut se comprendre : si on publie un essai et que cet essai est rapidement considéré objectivement comme une parole importante sur la réalité qui nous entoure, cette réputation-là fera le succès du livre. Le prix ne vient qu’après. Dans le cas d’un roman, l’appréciation des qualités est esthétique, subjective, donc discutable. Pendant un certain temps, on a fait confiance aux experts – c’est-à-dire aux gens qui lisent beaucoup de livres et qui ont des points de comparaison –, mais ce mécanisme-là a lui-même révélé ses limites. Il y a donc eu un mouvement pour mettre en avant l’opinion des lecteurs. Aujourd’hui, on se fonde sur ce qui est présumé être la perception subjective, affective, presque sentimentale, que les lecteurs ont d’un livre. L’idée est que le lecteur potentiel accordera plus d’importance à ces avis d’autres lecteurs pour faire son propre choix dans la marée de la production. On est à un moment critique – enfin, tous les moments sont critiques –, mais celui-ci est un mouvement de fond.
En tant que journaliste, comment viviez-vous, chaque année, le retour de la saison des prix ? Se laisse-t-on prendre dans cette frénésie de pronostics et de polémiques ou faut-il tenter de s’en tenir à l’écart ?
Ce phénomène-là me semble plus récent qu’on le pense. Il est apparu avec des magazines comme Lire et d’autres magazines littéraires qui ont joué très fort cette carte. Dès le mois de juillet, ils publient les extraits des livres de la rentrée. Je trouve que leur attitude est suspecte dans un sens. Ils savent très bien qu’ils ne reflètent pas une tendance, ils veulent créer une tendance. C’est tout le jeu de l’information culturelle : au lieu d’être des témoins, de vibrer à l’humeur du temps, de s’enthousiasmer des révélations, des surgissements imprévus, parfois miraculeux, on finit par s’imprégner de sa propre autorité discutable pour finir par renverser la logique et dire : « voilà les livres de la rentrée, voilà les futurs prix ! » Donc, cela supposerait une plus grande sévérité des journalistes envers cette tendance. Je crois que cette hystérie autour des prix a un maximum de vingt-cinq ans d’âge.
À côté des prix français, il y a aussi les prix belges. Vous êtes en particulier associé à l’histoire du prix Rossel. À quoi ressemblait ce prix quand vous êtes arrivé au journal Le Soir et comment l’avez-vous fait évoluer ?
Le prix Rossel a été bien accueilli depuis ses origines. J’ai été amené à m’en occuper lorsque j’ai succédé à Jean Tordeur comme chef du service en 1980. À peu près à ce moment-là, il y avait un drame qui s’était produit : un auteur qui avait obtenu le prix Rossel sur manuscrit avait eu énormément de difficultés à le faire éditer et l’avait finalement fait éditer à compte d’auteur. Cet ouvrage n’avait eu aucun retentissement et cet auteur avait fini par se donner la mort. Cet événement avait beaucoup sensibilisé la direction du groupe Rossel et j’ai été consulté par le directeur général de l’époque. Je lui ai dit : « Écoutez, c’était inévitable parce qu’il est absurde de donner un prix à un manuscrit. Entre le couronnement du manuscrit et la publication du livre, il y a tellement de temps qui s’écoule que personne ne se souvient plus qu’il a eu le prix ». Il y avait une autre chose qui ne permettait pas au prix d’avoir une continuité : il y avait deux jurys alternatifs qui se succédaient tous les deux ans. Cela empêchait d’avoir une unité générale et une véritable « politique de prix ». Il y avait enfin un troisième problème : il n’y avait pas de communication suffisante et, notamment, pas de communication de la liste des finalistes.
C’est un comble pour un organe de presse de ne pas faire assez de communication !
Oui, c’était une erreur ! Il a fallu la réparer et mettre en place un nouveau fonctionnement du prix. Je suis devenu le secrétaire du prix ; le jury est devenu fixe et il y a eu un président du jury qui devait être une personnalité de tout premier plan. Je me souviens que le premier président du jury a été André Delvaux, puis il y a eu d’autres figures dotées d’un fort poids symbolique qui se sont succédé pendant quelques années. C’est une idée qui a été abandonnée depuis. C’est de cette époque que date l’appellation « Goncourt belge ». En outre, il y a eu l’idée, qui a été rendue possible par Pierre Maury, d’annoncer le prix Rossel dans les pages du Magazine littéraire. Cela a contribué à donner plus de retentissement au prix.
Mon idée était qu’un prix comme le Rossel, qui se distinguait par son retentissement, devenait de fait une sorte de palmarès des Lettres belges.
Vous êtes aussi responsable des nombreux prix rendus par l’Académie et vous êtes membres de la Commission des Lettres, qui rend les prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ces prix institutionnels ont-ils une fonction différente par rapport aux prix organisés par une entreprise privée, comme le prix Rossel ?
Oui, je pense qu’un prix officiel comme le prix de la Communauté française, le prix du gouvernement – ça s’appelait comme ça à un moment donné – n’a pas tout à fait le même sens, même si la composition du jury met ces prix à l’abri de toute intervention politique. Ce qui change est la charge symbolique du prix. En fait, il n’y a que le financement du prix qui est officiel puisqu’il est rendu possible grâce au ministère. Les jurys sont, eux, recrutés chaque année et sont composés de spécialistes indépendants. La question qui se pose pour ces prix est de savoir s’il faut des jurys permanents ou des jurys en changement constant. Personnellement, je suis pour un jury suffisamment permanent pour qu’il puisse élaborer dans la continuité ce que j’appelais tout à l’heure le palmarès. Pour moi, l’essentiel est dans ce palmarès parce qu’il doit permettre d’avoir une approche rapide, la plus claire et juste possible de ce qu’a été l’activité littéraire, romanesque, poétique à un certain moment. C’est ce qu’on attend d’un grand prix et encore plus d’un prix remis au nom d’une institution officielle. Il ne s’agit pas seulement d’être dans la conjoncture, de dire : « ce livre est celui qui nous frappe le plus », de donner un prix pour simplement donner un prix. Idéalement, nos différents prix devraient refléter un niveau supérieur de la production littéraire.
« Les prix sont un outil puissant pour intéresser les gens à la culture » (J. De Decker)
On peut aussi se demander si tous les genres sont égaux devant les prix. Par exemple, les prix n’ont-ils pas une importance plus grande pour la poésie parce qu’ils offrent une reconnaissance symbolique qui compense le manque de vente et la difficulté d’obtenir une reconnaissance médiatique ?
Dans le champ de la poésie, les prix sont effectivement encore plus importants et je dirais même qu’ils ont une dimension économique. Celui qui publie un livre de poèmes ne s’attend pas à gagner beaucoup d’argent, mais les prix se substituent un peu à ces recettes. Il faut donc être très attentif en tant que membre du jury pour essayer de repérer assez vite les gens dont la carrière est plutôt une récolte de prix qu’une récolte de grandes œuvres.
Dans les années 80 et 90, de nombreux prix sont apparus pour couronner des genres considérés comme « mineurs ». Le polar a ainsi un prix décerné par la SNCF, la science-fiction, la fantasy, la littérature de jeunesse, la bande dessinée ont aussi des prix bien installés, que l’on qualifiera volontiers de « Goncourt » ou de « Nobel » de tel ou tel genre. Un prix peut-il être un instrument de reconnaissance pour un genre littéraire ?
Certainement. Un prix a toujours un enjeu économique, mais il donne aussi de la légitimité. Il montre qu’il y a une production importante, des œuvres remarquables, des œuvres à découvrir en priorité. Un prix pose des repères et il construit progressivement une histoire. J’ai l’impression de loin, mais on ne prête qu’à ceux qu’on connaît moins bien, que ces prix du polar, par exemple, sont attribués de manière beaucoup plus rigoureuse que les prix de littérature « conventionnelle », d’abord parce qu’il y a une forte concurrence et, ensuite, parce que cela suppose, de la part de ceux qui distribuent ces prix, une véritable érudition. Si on me proposait d’être dans le jury d’un prix du polar, je refuserais parce que je n’ai pas assez de points de comparaison. Il s’agit de littératures de genre dans lesquelles il faut distinguer les conventions et les distances prises par rapport à ces conventions. Il faut à la fois retrouver ces conventions et les renouveler. Comment juger si l’on n’a pas une très grande connaissance de ce qui a été publié dans le passé et actuellement ? Ces prix sont des prix très professionnels.
Un genres mal-aimé des prix littéraires est la nouvelle, ce qui reflète sa place dans le monde littéraire francophone. Il y a très peu de prix qui la couronnent et ces prix ont peu d’écho. Comment expliquer ce manque d’intérêt pour un genre florissant dans la littérature anglo-saxonne ?
La nouvelle pâtit de sa différence avec le schéma classique du roman. Cela s’est aggravé avec le temps au fur et à mesure que l’on a vu paraître de moins en moins de nouvelles dans les périodiques. Au Soir, j’avais mis en place une publication hebdomadaire de nouvelles dans un supplément culturel. Cela a duré deux ou trois ans et a permis d’en publier une centaine. Dans la revue Marginales, on a finalement pratiquement tout recentré sur la nouvelle à ceci près que ce sont des nouvelles liées à quelque chose qui est plus ou moins d’actualité.
Je ne m’explique pas la désaffection à l’égard de la nouvelle. C’est un phénomène francophone, pas belge. La nouvelle a une place énorme en littérature russe, en littérature américaine… Le public francophone, lui, ne s’y intéresse pas. Ce qu’il faudrait davantage, c’est la présence de la fiction dans la grande presse.
Dans la profusion de prix littéraires, il y en a pour tous les stades de la carrière d’un auteur depuis les prix sur manuscrit, qui permettent l’édition d’un roman, jusqu’au prix de consécration d’une œuvre en passant par les prix du premier roman, le prix Horizon du deuxième roman et les grands prix prestigieux, qui vont donner une autre dimension à la carrière d’un écrivain. Est-ce qu’obtenir des prix – peut-être même courir les prix – est une nécessité pour un auteur ? Cette importance des prix dans la vie d’un auteur est-elle plus grande maintenant que la littérature se vend moins ?
Je suis certain de cela : les prix contribuent à maintenir la littérature en vie. On est dans une phase un peu préoccupante de recul de la littérature comme nous la connaissons. Les prix sont un élément qui dynamise, qui crée du mouvement. Ils introduisent dans le champ littéraire des éléments de concurrence, un certain suspense, tout ce qui peut exciter l’opinion autour de l’enjeu de la vie littéraire. Alors, oui, parfois j’en viens à me dire que les prix survivront peut-être à la littérature !
« Les vrais amateurs n’ont pas besoin des prix littéraires ; les prix les dérangent plus qu’autre chose. » (J. De Decker)
Quand on voit les polémiques qui entourent les prix presque chaque année et les verdicts contestés, on se dit qu’être membre de jury est une tâche très délicate.
Je pense que le grand problème est la responsabilité des membres du jury. Les jurys ne devraient être composés que de grands lecteurs, des gens qui peuvent attester du bien-fondé du prix qu’ils donnent et argumenter sur le sujet. Je ne sais si ce type d’individu bizarre qui est prêt à lire beaucoup plus que de raison pour alimenter un prix est si nombreux que ça. Être membre du jury d’un prix suppose une évolution dans la technique de lecture. Moi, j’avoue que j’exerce une lecture à plusieurs vitesses. J’adapte la lecture à l’attention que réclame le texte. Il faut apprendre cela, mettre au point cette technique de lecture. Et puis, il y a aussi la culture nécessaire, la conscience des critères de chaque prix. Il existe peut-être un modèle de juré parfait, mais, dans la pratique, je pense qu’il n’est pas de ce monde.
Vous parliez de la clairvoyance que doivent essayer d’avoir les membres du jury d’un prix. Avec le recul, on est parfois surpris de l’aveuglement, à certains moments, des jurys des grands prix littéraires, mais cela n’a paradoxalement pas entaché la crédibilité de ces prix. N’y a-t-il pas un paradoxe des prix : dans leur palmarès, l’histoire littéraire retient surtout les accidents et les oublis ?
Si on prend le Nobel, parce que c’est le plus prestigieux, la liste de ceux qui ne l’ont pas eu et qui auraient dû l’avoir est bien plus longue que celle de ceux qui l’ont eu. Vous savez cette fixation sur les prix laisse un peu sceptique, mais ça fait parler d’une œuvre, ça met un écrivain sur le pavois. Je crois que la poésie a toujours fait l’objet de compétitions. C’était déjà comme ça dans les jeux antiques, donc il faut s’y résigner. Personnellement, quand je suis intervenu dans des prix, ce n’était pas en tant qu’homme de Lettres, mais plutôt comme agitateur de culture. J’ai toujours été un agitateur culturel. On utilise les moyens qu’on a à sa disposition pour faire mousser les choses, pour intéresser les gens. Parmi ces moyens, les prix sont un outil puissant.
Ensuite, il est intéressant de se demander pourquoi des jurys n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir qu’il y avait une grande œuvre à couronner. Il faut étudier cela au cas par cas. Mais si on va au fond de la question, parfois quand je regarde l’œuvre d’un auteur, je me dis : « qu’est-ce que le prix ajoute ? ». Dans certains cas, le prix pourrait même ôter quelque chose. Par exemple, Malraux a eu le prix Goncourt pour La condition humaine. Est-ce que cela a une importance ? Les grands auteurs, les grands livres ont-ils besoin de prix ? Est-ce que cela change quelque chose que Malraux ait eu le Goncourt ou ne l’ait pas eu pour La condition humaine ? L’œuvre de Modiano et l’appréciation que nous en avons sont-elles modifiées parce qu’il a finalement reçu le Goncourt ou le Nobel ? Modiano n’est de toute façon pas un écrivain pour le Nobel, il n’est pas un écrivain à message. Quant au prix Goncourt, est-ce que c’est important qu’il l’ait eu pour tel ou tel roman ? C’est un roman parmi les autres qui s’intègre dans une œuvre.
Les vrais amateurs n’ont pas besoin des prix littéraires, d’ailleurs les prix les dérangent plus qu’autre chose. Cette fixation sur les prix littéraires à la rentrée, cette course entre éditeurs, peut être fatigante… mais par rapport à l’opinion publique, pour toucher d’autres cercles que le premier cercle, pour tenir la littérature en vie, les prix sont utiles.
Entretien avec François-Xavier Lavenne, juillet-septembre 2018
Édition et mise en ligne : Julie Champenois
Retrouvez l'hommage des membres de l'Association Charles Plisnier à Jacques De Decker ici.
Francophonie vivante a également consacré un dossier aux prix littéraires en 2018.