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Les alluvions des vies. L’absolu de la mort chez Christian Boltanski


Christian Boltanski est décédé le 14 juillet 2021. Son œuvre n’a cessé d’interroger le temps, la mort, l’oubli. À la fin de l’année 2019, le Centre Pompidou lui consacrait une rétrospective intitulée « Faire son temps ». Plus qu’une exposition, il s’agissait d’une méditation. Voici, plus d’un an après, quelques souvenirs gardés de cette visite en guise d’hommage.


Une oppression.


Dès qu’il est passé sous le néon qui annonce le départ, le visiteur de l’exposition de Christian Boltanski sait ce que sera l’arrivée du parcours.


Il est accueilli par une toux anguleuse, un hachement de vie qui déborde dans une écume de sang aux lèvres. Un des rares tableaux peints par l’artiste qui ait survécu au temps évoque la claustration dans une cage dont la mort est le barreau et le seul horizon. Pas d’ailleurs, pas d’espoir de fuir – Il n’y a qu’à rester prostré là, le plus longtemps possible.


Les œuvres de Christian Boltanski mettent à nu la sensation pure du temps – le désastre, l’effroi. Elles affrontent le spectateur à l’évidence que cache le goutte-à-goutte en apparence bénin des jours de la vie ordinaire.


Les artefacts, dont Christian Boltanski emplit l’espace, sont des détonateurs. Ses installations se déploient sur une autre scène qu’elles minent : la scène intérieure du spectateur. Elles engendrent une déflagration intime. Elles amènent l’être à constater ce qu’il tente d’oublier, forcené d’espérances fanées, fugitif agrippé aux moindres illusions. Plus qu’une réflexion métaphysique, ses œuvres suscitent une émotion, une pensée à même le corps. Elles extraient l’existence de l’armature des certitudes, du capitonnage des routines, de l’ouate des divertissements.


Le temps nous cerne, il est en nous. En trois colonnes, cette évidence est assénée et toute l’exposition répètera ce constat implacable et obsédant. Sur ces colonnes, s’étalent les masques plausibles et inquiétants de soi : trois photos de l’artiste à des âges différents sont découpées et croisées pour multiplier des visages étranges et familiers – poupon-cadavre – disloquante impression.


Les albums de famille suscitent le même vertige. Les photos délavées ne laissent pourtant voir que le quotidien d’une famille, ce que faute de mieux on appelle le bonheur : la table d’un dimanche installée au jardin, une journée à la plage, les femmes apprêtées en vue de quelque noce, les modes d’autrefois, un enfant juché sur un cheval de bois, le même, un peu plus grand, sur une moto dans les bras de son père et la télévision regroupant la famille pour la veille du soir… Les vieux présents ont filé lentement sous la meule du temps, ils sont perdus au bord de l’irréel. L’exposition, les flashs intempestifs et le papier sensible, tout prédispose les vieux tirages au flou, les années n’ont fait qu’accentuer le voile invisible, repousser un peu plus les visages dans la surface, les diluer dans ce qui les entoure. Christian Boltanski pousse à son paroxysme le paradoxe de la photographie qui prétend figer le temps et conserver la vie ; elle est pourtant obscurément liée à la mort. L’obturateur se ferme sur un instant telle une guillotine ; le bain révélateur est un révélateur du temps. Ces images montrent moins le passé, la nostalgie du temps qui fut, que l’angoisse, résignée, du futur.


Le sourire n’y change rien. Il n’est que l’amorce de la grimace qui vient. Les cartes des membres du Club Disney de l’année 55 présentent, en apparence, l’insouciance et la joie. La juxtaposition des photographies contredit ce que la pose semble montrer. Ces enfants sont des morts futurs, morts pour certains peut-être et bientôt tous éteints. Les innocentes cartes de membres sont déjà, en filigrane, sans le savoir, des faire-part de décès.


Alors, on ne peut que songer à l’installation exposée au musée d’Art moderne de Paris. Dans un espace claustrophobique sont entassés des cartables, des vestes, des chemises, des sacs, comme si les enfants venaient de partir pour la récréation, mais l’odeur est celle, moisie, des départs forcés, des ailleurs sans retour. Des visages découpés dans des photos de classe, agrandis jusqu’à la limite où les traits se décomposent en un amas de points, mènent le visiteur à une pièce où trône un téléphone. Autour des murs, les annuaires téléphoniques d’une année sont alignés dans un ordre impeccable. La population vivant dans le monde à un moment précis est enfermée là et l’on ne peut s’empêcher de s’y chercher, de s’y trouver, d’y voir les grands-parents, les oncles, le numéro auquel ils ne répondront plus.


Le travail sur les photographies d’enfants se prolonge par celui sur les photographies de décès dans la série des « Suisses ». Christian Boltanski continue d’y produire une représentation de la mort, c’est-à-dire sa mise au présent alors qu’elle apparaît, en règle générale, comme un futur lointain, une potentialité aussi vite évoquée que niée, dont on ne veut pas voir qu’elle peut à chaque instant biffer tous les autres possibles.


Dans toutes ces tentatives de représentation de la mort se tapit un irreprésentable, la hantise de la déportation, du cauchemar concentrationnaire, de l’extermination – la Shoah comme point de départ et de fin absolu autour duquel la pensée revient se fracasser ; un passé qui ne peut plus passer et s’impose entre soi et les présents comme une lentille à travers laquelle le monde devra dorénavant se voir.


Dans l’installation des « Suisses », l’artiste reproduit des photographies d’anciens vivants, de nouveaux morts, prises au hasard dans les annonces nécrologiques des journaux. De loin, ils apparaissent nets ; plus on s’approche, plus ils deviennent flous et semblent s’éloigner. Ils ont une lumière braquée sur leur front comme la lampe des interrogatoires. Que savent-ils de cet après où ils sont maintenant ? Qu’ont-ils compris ? Ils ne disent rien. Ils fuient. Et le malaise grandit, quand on s’écarte, de les découvrir semblables à un mur de fusillés avec l’ombre noire que la lumière crée au centre du front comme la balle d’une exécution sommaire. Leurs visages s’évaporent, seuls restent, un peu plus longtemps, leurs regards qui s’écartent dans des voiles. Au-delà d’eux se dessine une ville, des tours, des masses noires et derrière elle, Paris, rejetée comme une toile irréelle sous le couteau acide du soleil. En avançant, on constate que cette ville, qui a pris la place de l’autre, celle de la vie, dans laquelle on a déambulé toute la matinée, est constituée de boîtes de biscuits en fer, ces boîtes qu’on disait autrefois de voyage. Sur chacune d’elles est collée une photographie d’identité. Que reste-t-il d’une vie ? Tout peut-il, à la fin, tenir dans une boîte ? Et qu’emportera-t-on ?


L’œuvre de Christian Boltanski explore la contradiction entre la singularité de l’individu – car chacun des hommes, des femmes, des enfants « présents » dans l’exposition a été exceptionnel avec son histoire, ses forces et ses faiblesses, ses manies, ses goûts, ses larmes, son rire – et l’écrasante uniformité de la mort. Elle colle sur ce quelqu’un des formules toutes faites, des gestes répétés, l’enferme entre deux dates. La mort est standardisatrice. Elle impose son indistinction. D’un ami, d’un frère, d’un père, elle ne fait plus qu’un mort, un mort de plus dans la litanie des autres morts. Pendant un temps, ceux qui restent tenteront de lutter, de ce qu’il leur reste de force de souvenirs, pour extraire leur défunt de l’anonymat de la mort, puis ils seront emportés, à leur tour, fondus dans la masse grossière.


Pour accuser le temps, Christian Boltanski rassemble un petit mémorial du rien : objets épars, bout de papiers défaits, tout ce qui avait du sens à un moment donné, qui semblait devoir être conservé ou que le hasard a laissé à l’abri des poubelles. Peu importe. L’essentiel comme l’anecdotique finit par n’être qu’une masse confuse, des collections dépareillées, des alluvions d’oubli qui rendent l’échec tétanisant auquel est vouée la mémoire.


Christian Boltanski ne s’arrête pas au constat de l’écoulement du temps : il provoque le temps, en travaillant des matériaux friables. Ainsi a-t-il reproduit, en pâte à modeler, des objets-clefs dans la vie de l’enfant qu’il était. Alors que la copie a normalement pour but de prévenir la dégradation, voire la disparition de l’original, ces reliques ne sont que des formes grises, impossibles à identifier sans le cartel qui gît à leur côté. Le temps s’est accéléré pour elles. Elles sont les doubles fantômes que rejoindront, tôt ou tard, les originaux. Elles rendent visible l’effritement qu’impose le temps jusqu’au seul absolu : le néant.


Après les rafales de toux, c’est au tour du martèlement d’un cœur de venir rythmer l’exposition comme une horloge ou un pilon. La mort tourne autour de la vie à un rythme arbitraire. Cette vérité s’impose dans le détournement d’un jouet, une lanterne magique qui projette, loin des figures des contes, la danse macabre d’un ange faucheur autour de la croix et le ricanement disloqué des squelettes pour toute féerie.


Ailleurs, ce sont des ampoules au bout de fils de différentes tailles qui sont emmêlées sur le sol en guise de métaphore de l’écheveau des destinées. Les lignes singulières du temps sont prises dans le nœud inextricable du temps collectif et, au long de la durée de l’exposition, des ampoules s’éteignent l’une après l’autre, sans qu’on puisse prévoir lesquelles, ni si l’enchevêtrement ne produira pas un court-circuit général.


La misère de leur condition semble ne pas suffire aux hommes. Le temps et la mort peuvent compter sur la complicité des sociétés qu’ils créent. Le revers de l’Histoire s’expose dans la pièce où les charniers sont recouverts de voiles noirs. Des ventilateurs les agitent – assez pour ne rien révéler, trop pour les laisser cachés.


L’Histoire marmonne son chapelet de sang. Entre guerre et usine, des générations de masses humaines sont le carburant de sa machine aveugle. L’homme est à la fois un outil – évalué à sa capacité à produire des biens divers lorsque c’est la paix et de la mort en temps de guerre – et une matière première consommée, broyée, usée jusqu’à l’épuisement.


Ces destinées des hommes-matière-première sont empilées dans la dernière pièce de l’exposition. Elle reproduit une installation réalisée pour la salle des pendus du Grand-Hornu. Le visiteur y est happé dans une immense oubliothèque. Les boîtes d’archives l’entourent, montent jusqu’au plafond. Sur les rayons les plus bas, des noms peuvent être déchiffrés, parfois une photo les accompagne – jaunie, presque effacée, spectre d’un spectre.


Est-ce l’ultime effort de la mémoire pour s’opposer au temps, la tentative de rétablir le souvenir de ces vies sacrifiées dans la mémoire collective, comme un contrepoint de l’histoire officielle de l’âge d’or des mines, de la chaleur charbon, de l’acier triomphant ?


N’est-ce pas plutôt la dépersonnalisation ultime que disent ces boîtes ; l’impuissance de l’archive à donner un avenir, un avenir porteur de sens, au passé ?


Au centre de la salle, derniers résidus des vies, les manteaux noirs des mineurs forment un terril. La forme évoque aussi, dans une collision des imaginaires, les camps d’extermination et l’industrialisation de la mort. Quelques promeneurs filiformes, cassés, noirs eux aussi, passent le long du monticule. Ils rappellent les hommes en marche de Giacometti. Si l’on se mêle à eux, des voix s’insinuent. Elles questionnent l’invisible : « As-tu eu peur ? », « Étais-tu seul ? », « Que sentais-tu ? ».


Déjà le néon de l’arrivée brûle les rétines. De part et d’autre de la porte qu’il faudra bien franchir, le vent de la mer agite des clochettes suspendues à des mâts, moulins d’une impossible prière.


Au terme du parcours, l’œuvre de Christian Boltanski se révèle dans sa profonde cohérence. Elle use des effets de la distance, du déplacement, du désaccordage du familier et surtout de l’accumulation pour représenter la vie comme un reste, un trait d’union entre deux infinis de rien.



François-Xavier Lavenne


À la mémoire de Pierre Pardonge




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