Libérer la nature, libérer les hommes, libérer la langue
En réécoutant Front de libération des arbres fruitiers de Julos Beaucarne
Julos Beaucarne est décédé le 19 septembre 2021. Pour lui rendre hommage, replongeons-nous dans son disque de 1974, Front de libération des arbres fruitiers, sur lequel figurent certaines de ses chansons les plus connues. Il y défend l’humanisme et l’écologie, et s’y affirme en citoyen du monde fier de ses racines et de la langue wallonne. Le disque se conclut sur un hommage à une francophonie belle parce que multiple et vivante : « Nous sommes 180 millions de francophones ».

Julos Beaucarne est un amoureux des mots, les siens, ceux des autres, ceux qui le relient aux autres. Son disque de 1974, Front de libération des arbres fruitiers, commence par le rêve d’un étrange concert, le rêve d’une inversion de la scène. Le poète-chanteur voudrait se taire pour écouter ces autres qui lui font face, écouter leurs histoires, partager leurs vies et leurs rêves.
Ces mots, que recherche Julos Beaucarne, ce sont ceux de ses frères en humanité et de ses frères en poésie – car tous les poètes partagent une fraternité secrète. Julos Beaucarne est un passeur de mots qui aime mettre sa guitare sous les mots écrits par d’autres hommes et les glisser dans l’oreille et le cœur de ceux qui l’écoutent. Tout au long de sa carrière, il a mis en musique des écrivains francophones : Victor Hugo (« Je ne songeais pas à Rose »), Paul Claudel (« Le temps a fui »), Maurice Carême (« L’eau passe »), Guillaume Apollinaire (« Les dromadaires »), Paul Verlaine (« Voici des fruits, des fleurs »), Liliane Wouters (« C’est le premier jour »)… Parmi ces frères que la littérature lui a donné figure Max Elskamp, dont la mère est originaire d’Écaussinnes comme lui. Julos Beaucarne lui rendra souvent hommage et, sur Front de libération des arbres fruitiers, il met en musique son poème « Le jardinier ». Max Elskamp y décrit un homme attentif à la nature et écoute ses harmonies qu’il cherche à magnifier.
Front de libération des arbres fruitiers est une ribambelle de textes dits et de chansons emplie d’utopies écologistes, humanistes et poétiques. Julos Beaucarne y prend position pour la défense de la nature menacée par l’industrie, la pollution, l’inconscience des hommes et leur soif de profits. Ainsi, dans « Les primevères », la manifestation de la vie qu’est l’éclosion des fleurs devient-elle une manifestation pour la protection de cette vie riche et fragile :
Les primevères ont fait leur apparition dans le Bois de la Houssière. Le Front de libération des arbres fruitiers revendique la responsabilité de cette manifestation de la vie.
Julos Beaucarne imagine la création d’un collectif, un Front de libération des arbres fruitiers, qui militerait pour délivrer la nature du joug que lui impose l’homme. Le texte « Petites fermes campagnardes » prolonge ce discours par un plaidoyer contre les élevages intensifs. Le poète lance un appel au respect de toutes ces autres vies que l’Homme a tendance à réduire à leur valeur de simple utilité. Les petites fermes campagnardes d’autrefois sont le modèle d’un idéal de réconciliation de l’Homme et de la nature qui débouche sur une poétique de la vie.
La musique est au diapason de cette vision : le disque baigne dans une ambiance bucolique faite de guitares sèches, de clavecins discrets, de flûtes et de cordes. Et l’on ne s’étonne pas de voir surgir des mots en latin, ceux de la première bucolique de Virgile que Julos Beaucarne transpose dans sa chanson Amaryllis. Julos Beaucarne invite ses contemporains à réapprendre les vertus de la lenteur et du silence, le goût de la simplicité, l’amour des petites beautés que la nature éparpille autour d’eux.
Front de libération des arbres fruitiers n’est cependant pas un disque figeant l’image idéalisée d’un passé pour le projeter sur l’horizon du présent en guise d’utopie. L’écologie de Julos Beaucarne est ouverte sur l’avenir et sur le progrès technique. « Sans bruit » rêve, au milieu des années 70, de l’arrivée des voitures électriques qui parcourent sans bruit le « miroir des routes longues et calmes », des éoliennes qui font du courant « tranquiettement avec du vent » et les « réflecteurs paraboliques » qui captent l’énergie solaire. Le futur, si l’homme le désire, pourrait être un monde apaisé.
Peut-être est-ce le sens de l’instrumental qui clôture le disque. Il commence par les tambours et les fifres d’un carnaval wallon. À ce folklore des fêtes populaires succèdent, sans transition, les accords d’un jazz électrifié, comme un retour au monde contemporain. Ce contraste est peut-être le signe d’une ligne de fracture ou l’espoir d’un équilibre à inventer entre la tradition et l’évolution.
Pour cela, il faudrait que les hommes cessent de faire régner la violence entre eux. Julos Beaucarne pointe dans « Miss univers » le spectacle de la cruauté qui attire la foule et que cultivent les shows télévisés. La méchanceté et le sang répandu attirent les voyeurs et rapportent de l’argent aux promoteurs. Les foules télévisées ne sont ainsi pas différentes de celles qui se massaient dans le Colisée, seulement plus nombreuses, et les directeurs de programmation sont les descendants cyniques des empereurs d’autrefois.
Hélas, l’homme utilise autant son intelligence que sa bêtise pour détruire. L’un des fils conducteurs du disque est le souvenir d’Hiroshima et la crainte de voir l’apocalypse nucléaire se déchaîner à nouveau. Le petit intermède « Je me souviens » évoque la stupeur d’un enfant devant l’annonce d’une « bombe extraordinaire qui a détruit une ville au Japon ». Il introduit le poème de Nazim Hikmet, « À vous mes beaux messieurs », qui a été écrit au lendemain de l’explosion de la bombe en 1945. Julos Beaucarne offre au texte du poète turc, qui a écrit une partie de son œuvre en français, l’une des plus belles mélodies qu’il ait composées. Le vers qui finit chaque strophe, « Que les nuages ne tuent pas les hommes », évoque le champignon atomique, mais le nuage est aussi la métaphore de tout ce que les hommes créent pour obscurcir leurs vies et s’étouffer mutuellement. Le poème apparaît comme un plaidoyer pour la bienveillance envers l’autre, envers les mères, les enfants, les amoureux, les jeunes et les vieillards.
Le rêve de retrouver une harmonie fugace dans un ultime instant habite « Le petit bout du petit ongle rose », une chanson de Julos Beaucarne qui parle de la persistance d’un amour enfantin tout au long de la vie et de l’espoir de retrouver, au moment de la mort, l’émerveillement de la première sensation amoureuse, dans un bouclage parfait.
Quand nous étions tout petits l’un et l’autre
Petits enfants d’un tout petit pays
Quel pur amour était alors le nôtre
Nous nous jurions d’être toujours unis
J’étais heureux souviens-toi de la chose
D’avoir osé un jour frôler soudain
Le petit bout du petit ongle rose
Du petit doigt de ta petite main.
[…]
Mais je suis las d’un aussi long martyre
Et ne veux pas mourir sans te revoir
Viens recueillir mon ultime soupir
Sois ma Suzette encore rien que ce soir
Pour que je meure dans une apothéose
Ferme mes yeux d’un doux geste câlin
Du petit bout du petit ongle rose
Du petit doigt de ta petite main.
L’instrumental, déjà évoqué, qui clôture l’album « Le cheval de corbillard » va dans le même sens. La musique n’a en effet, au contraire du titre, rien de funèbre. Elle est une danse rythmée, un peu saccadée dans ses différents styles, comme la vie qui avance, cahin-caha, et trace sa gigue mutine avec la mort.
L’espérance modeste et douce vers laquelle tend l’album est aussi celle de voir se tracer une voie différente, un peu plus buissonnière, sur le plan collectif. Elle est incarnée dans la figure du Christ, mais d’un Christ très différent de celui des cérémonies officielles, des institutions sèches et des Bibles bardées de cuir. Julos Beaucarne reprend la nativité dans un monologue en wallon, « Le petit Jésus ». La chaleur de la langue populaire permet de dire le cadre pauvre de cette naissance et l’émerveillement devant un petit enfant qui est l’image de tous les enfants. La chanson « Le Christ » met, quant à elle, en scène un Jésus hippie avec ses cheveux longs, moqué parce qu’il ressemble à une fille et trahi par les mauvais apôtres qui parlent en son nom le dimanche. De même, Marie-Madeleine devient une « môme en mini-jupe ». Ce Christ est l’image d’une lumière vers laquelle se tend la vie. Il est un poète incompris.
La poésie est la mise en œuvre de l’utopie. Elle permet de trouver une autre résonnance du sens dans les mots du quotidien. L’explication du « Lac » de Lamartine attire l’attention sur cette transfiguration dont les mots ont le pouvoir lorsqu’ils sont maniés avec art et avec âme. La poésie fait d’un moment ordinaire un texte qui dépasse le contexte de sa création et qui révèle à celui qui l’écoute quelque chose d’éternel et de fragile : l’émotion. En récitant les vers de Lamartine, Julos Beaucarne imagine ainsi toutes les phrases qui semblent dire la même chose, mais perdent l’essentiel : la poésie.
Notez bien qu’il aurait pu dire des choses beaucoup plus banales. Par exemple, « il neige sur le Lac Majeur, j’ai tout oublié du bonheur ». Non ! Non ! Non Y a tout ça ! C’est un grand poète.
Parmi ces poètes auquel Julos Beaucarne rend hommage dans Front de libération des arbres fruitiers figure Victor Hugo dont il met en musique « Bon conseil aux amants » sous le titre « L’ogre ». La musique est en symbiose avec le texte pour renforcer le caractère humoristique de la fable. Malgré ses efforts pour se rendre présentable, un ogre, amoureux et maladroit, y retombe dans les travers brutaux de sa nature et mange l’enfant dont il aime la mère.
Le poème de Victor Hugo, la musique et l’interprétation qui le soutiennent donnent l’exemple de la gourmandise des mots qu’est le partage du poème. La poésie est une nourriture dont l’homme a besoin. Le bon ogre terre à terre, dont la « bouche énorme » ne sert qu’à manger, ne le comprendra jamais, ce qui ruine son espoir d’approcher la fée. Les mots ont aussi un pouvoir libérateur quand ils sont manipulés par un poète : ils désamorcent les mots d’ordre, détournent les mots utiles, rendent leur place aux mots plaisir, ouvrent la voie aux mots qui pensent, aux mots qui pansent. Ces mots sont ceux qui peuvent rouvrir les « Lointains si bleus » et réensemencer le rêve dans la vie.
Ces mots sont les mots de la francophonie dans toute sa diversité que Julos Beaucarne énumère dans son texte « Nous sommes 180 millions de francophones » :
Nous sommes 180 millions de Francophones dans le monde.
On parle le Français au Québec, à Rebecq, à Flobecq, à Tahiti, à Haïti, au Burundi, au Togo, au Congo, à Bamako, à Madagascar, à Dakar, en Côte d’Ivoire, en Haute-Volta, à Brazza, au Rwanda, en Guyane, à la Guadeloupe, au Sénégal, à la Martinique, à Saint-Pierre-et-Miquelon, au Gabon, en Nouvelle-Calédonie, en Tunisie, au Liban, dans les Nouvelles-Hébrides, dans l’Île de la Désirade, au Zaïre, dans l’Île de la Marie-Galante, dans l’Île Maurice, au Cameroun, en France, à Gérompont-Petit-Rosière, à Sorinne-la-Longue, à Tourinnes-la-Grosse, à Jandrain-Jandrenouille ; on parle français à Pondichéry dans les Indes, en Louisiane, à Matagne dans les Fagnes, les Indiens algonquins de l’état de New York parlent français et les Gros-ventres du Montana également :
Nous sommes en tout 180 millions de francophones dans le monde...
Voilà pouqwé « No ston firs dyesse wallons »
Cette déclaration d’amour est précédée de la chanson populaire wallonne la « Petite Gayole » et est suivie d’un air des Gilles. Ainsi, Julos Beaucarne s’affirme-t-il en citoyen du monde fier de ses racines, défenseur de l’humanisme et de l’écologie.
François-Xavier Lavenne